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DANSE ET PSYCHANALYSE/MARC ANTOINE BOURDEU

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« Requiem pour L » d’Alain Platel et Fabricio Cassol, Un éclairage psychanalytique.

Publié par MARC ANTOINE BOURDEU sur 14 Décembre 2018, 17:45pm

« Requiem pour L » d’Alain Platel et Fabricio Cassol,  Un éclairage psychanalytique.

Replacer la mort dans la vie, enterrer les morts, rassembler les vivants.  

Une démarche symbolique d’humanité et de civilisation.

Alain Platel et Fabricio Cassol nous proposent un spectacle construit sur le Requiem de Mozart revisité par une musique afro-jazz avec des chanteurs.e.s et des danseur.se.s originaires d’Afrique et d’Amérique du Sud. Pour cette messe des morts Alain Platel a souhaité que la fin de vie puisse être incarnée en réalisant et diffusant une vidéo qui montre les derniers moments d’une femme, L., entourée de ses ami.e.s et de sa famille.

L. une militante du droit à mourir en Belgique, où l’euthanasie est légale, a donné la permission d’être filmée dans ses derniers instants. Sa famille assiste régulièrement aux représentations de la pièce.

Alain Platel avec cette pièce nous rappelle également que Mozart composant son Requiem est mourant.

Le public est dans une position où il prend part à cet accompagnement, il ne s’agit pas de voyeurisme mais d’une proposition à participer et à être là.

La vidéo montrant L. et sa famille, un peu floutée, centrale, dans la mise en scène de ce spectacle, le devient de moins en moins au fur et à mesure des chants du Requiem et des danses, pour la redevenir par moments.

L’expérience se vit sur la musique de Mozart mais revisitée par Fabricio Cassol à travers des chants, des musiques polyphoniques africaines portés par une dizaine de chanteurs et musiciens sur une scène emplie de stèles qui peuvent faire penser au monument aux morts de la Shoa à Berlin, mais aussi à bien d’autres cimetières.

Même si c’est d’abord un concert, les danses des musiciens et des chanteurs sont dirigées par Alain Platel. Toute cette musique afro-jazz vient faire contrepoint de joie à la gravité de la partition de Mozart en la métissant, cela emporte le public dans un espace transculturel, formidable de vitalité et d’énergie.

Cette pièce nous rappelle à notre condition humaine c’est-à-dire à notre finitude et à notre mortalité, ce que, nous les humains avons tous en commun et partageons.

Alain Platel semble nous dire que si pour nous tous ce passage de la vie à la mort se fait seul, il peut se faire aussi avec les autres.

Quelque chose meurt irrémédiablement mais tout ne meurt pas, le témoignage d’une seule existence peut se transmettre dans le collectif, et cela est joyeux.

Pour nous autres psychanalystes nous savons depuis Freud et notamment son article sur « Notre attitude à l’égard de la mort » de 1915 que le déni de la mort est fort chez les humains il nous dit :

« Le fait est qu'il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort, et toutes les fois que nous l'essayons, nous nous apercevons que nous y assistons en spectateurs. C'est pourquoi l'école psychanalytique a pu déclarer qu'au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité. ».1

Il nous faut rappeler que sur le plan social le traitement réservé par une société à ses morts notamment par les rites funéraires et aux endeuillés est un des premiers indices de la civilisation de cette société.

Il semble que la tendance actuelle dans les pays occidentaux « développés » s’en éloigne en faisant disparaitre la mort, en déplaçant par exemple les cimetières aux périphéries des villes, en regroupant les personnes âgées proches de la mort dans des « Ehpads ».

C’est bien ce que la pièce d’Alain Platel veut aussi nous rappeler : « n’oublie pas que la mort existe et que tu vas mourir, et il rajoute, puisque, tu es vivant»

Il partage ainsi le même constat que le philosophe Philippe Aries qui dans son ouvrage « l’homme devant la mort » nous dit : « Au cours du XXe siècle, dans les régions les plus industrialisées, un type absolument nouveau de mourir est apparu , c’est la mort inversée :  la société a expulsé la mort, sauf celle des hommes d’État. »

« La mort est maintenant si effacée de nos mœurs que nous avons peine à l’imaginer et à la comprendre. L’attitude ancienne où la mort est à la fois proche, familière et diminuée, insensibilisée, s’oppose trop à la nôtre où elle fait si grand-peur que nous n’osons plus dire son nom. C’est pourquoi, quand nous appelons cette mort familière la mort apprivoisée, nous n’entendons pas par là qu’elle était autrefois sauvage et qu’elle a ensuite été domestiquée. Nous voulons dire au contraire qu’elle est aujourd’hui devenue sauvage alors qu’elle ne l’était pas auparavant. La mort la plus ancienne était apprivoisée. »2

La mort n’est plus un fait structurel qui fédère la communauté des humains autour des rites funéraires. Cette relégation de la mort va de pair avec la médicalisation de la société et le fantasme que la médecine pourrait nous guérir de la mort en nous faisant vivre de plus en plus vieux.

Philippe Ariès poursuit en disant que : « la société ne supporte plus la vue des choses de la mort, et par conséquent ni celle du corps du mort ni celle des proches qui le pleurent. Le survivant est donc écrasé entre le poids de sa peine et celui de l’interdit de la société »2

Le survivant est laissé seul et sommé de taire son deuil par la communauté, il n’est plus secouru par elle. Alain Platel nous montre en contrepoint des sociétés occidentales comment, par exemple en Afrique, la communauté est présente et s’empare par les chants et les danses de la mort et du mort, secourt le survivant en redonnant du collectif.

Ces rites sont importants car ils permettent d’amorcer un travail de deuil.

C’est Freud, le premier, dans son ouvrage princeps « Deuil et Mélancolie » de 1915, qui élaborera le concept de travail de deuil, il se déclenche quand « l’épreuve de réalité à montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet »3.

Lacan reprendra ce texte de Freud pour le réélaborer autour des questions du manque, de la perte, du désir et de l’objet perdu à jamais. Il formulera cette assertion bien connue «Nous ne sommes en deuil que de quelqu'un dont nous pouvons dire "j'étais son manque". Nous sommes en deuil de personnes que nous avons ou bien ou mal traitées et vis à vis de qui nous ne savions pas que nous remplissions cette fonction d'être à la place de son manque. - [Mais] nous croyons pouvoir la traduire maintenant en ceci que nous lui avons manqué, alors que c'était justement en cela que nous lui étions précieux et indispensable. »4.

Pour Jean Allouch dans « Erotique du deuil au temps de la mort sèche » « Freud nous montre que nous sommes en deuil non seulement parce qu’un être aimé est mort mais parce que en mourant il emporte avec lui un « petit bout de soi ». C’est ainsi que l’on peut peut-être comprendre la fureur d’Achille devant le cadavre de Patrocle exigeant le sacrifice de douze jeunes troyens pour sa mort »5.

Ainsi il ne suffit pas de voir le cadavre et de savoir que l’être cher est mort pour faire épreuve de réalité mais pour que le deuil se fasse et que le survivant puisse désirer à nouveau ailleurs, il faut un long processus psychique de séparation d’avec un « un petit bout de soi » irrémédiablement perdu et c’est ici que l’on peut mesurer l’importance pour nos sociétés à parler de la mort et de réinventer des rites funéraires.

C’est pourquoi il était important à Alain Platel de montrer cette femme aux derniers instants de la vie, dans la vie jusqu’au bout, entourée de sa famille et de ses ami.e.s et accompagnée par cette musique du Requiem et ces danses funéraires africaines alternant gravité, solennité, transes et joies.

Alain Platel nous dit «On vit dans l’idée qu’on ne va pas mourir, qu’on va rester jeune.  C'est faux. Même si cela change. De plus en plus de personnes se demandent comment vivre bien avec une personne confrontée à la mort. De nouveaux rituels s’inventent ».

Au théâtre de Chaillot à Paris en novembre dernier la pièce à fait salle comble et a été chaleureusement applaudie et a suscité des questions, c’est cela le travail de l’artiste.

Marc Antoine Bourdeu

Psychanalyste

Cet article s’est écrit au fur et à mesure des deux rencontres faites en 2018 avec Alain Platel chorégraphe, fondateur de la compagnie les ballets CdelaB qui avait accepté mon invitation au cycle Danse et Psychanalyse d’Espace Analytique. 6

 

*Requiem pour l. va tourner pendant deux ans dans le monde entier, en France, la pièce sera présentée notamment fin 2018 et 2019 à Nice, Cergy Pontoise, Metz, Bayonne, Tarbes, Strasbourg et Grenoble…

 

1-Sigmund Freud, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, notre attitude à l’égard de la mort, 1915.

2-Philipe Ariès,: L'homme devant la mort. Le temps des gisants, Paris : Seuil, coll. « histoire », 1985, p. 36.

3-Sigmund Freud, Extraits de métapsychologie, Deuil et Mélancolie, 1915

4-Jacques Lacan, Séminaire L’angoisse, 1963

5-Jean Allouch, Erotique du deuil au temps de la mort sèche, 1995

6-Danse et psychanalyse est un cycle de rencontres animé par Marc Antoine Bourdeu à Espace Analytique, association de formation psychanalytique et de recherches freudiennes, à Paris, où sont invités des chorégraphes et des personnalités de la danse, des psychanalystes, pour débattre sur les rapports entre la danse, la psychanalyse, et le champs psy en général.

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